Jacques Chirac s'en va par Pierre Moscovici

Publié le par Socialisme&Démocratie32

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Jacques Chirac s’en va, et personne – ou presque – ne s’en rend compte. Sa statue a déjà, avec 2 jours d’avance, quitté le musée Grévin. Cela ne signifie pas que le personnage est négligeable, que sa vie politique a été insignifiante ou inintéressante, qu’il n’a pas marqué les Français. Non, cela veut simplement dire que son temps est passé, probablement qu’il a trop duré.

 

Chirac est un monstre sacré de la politique. Quelle carrière que la sienne ! Secrétaire d’État en 1967 – De Gaulle était encore Président, l’injustement oublié Lyndon Johnson celui des Etats-Unis, Brejnev portait beau – ministre en 69, Premier ministre en 1974, Maire de Paris, Chef du RPR pendant 20 ans, à son tour Président en 1995, réélu en 2002 dans des circonstances invraisemblables : la longévité est plus qu’exceptionnelle, extravagante, et il a fallu au Chef de l’État sortant une formidable opiniâtreté, une extraordinaire habileté pour accomplir ce parcours. Jacques Chirac a été un homme politique hors norme, irrésistible dans la conquête du pouvoir, impitoyable avec ses rivaux au sein de son camp, de Chaban-Delmas à Balladur. Je crois qu’il est resté aussi longtemps au sommet de la politique parce qu’il était, au fond, très Français : séducteur, travailleur, attaché à la Nation, méfiant face au marché, mais aussi souvent hâbleur, peu rigoureux, aimé au fond pour ses travers mêmes.

 

Pour autant, il n’a pas été un bon Président. Bien sûr, tout dans ces 12 ans n’est pas à jeter ou rejeter. Sur le plan extérieur, la professionnalisation des armées, le refus de la guerre en Irak, l’attention portée au dialogue des cultures, à la défense de l’environnement, ne sont pas négligeables. En France, son mandat restera marqué par de grands discours consacrés aux valeurs républicaines et aux pages noires de notre histoire : discours du Vel d’Hiv sur la responsabilité de l’État français dans les crimes commis contre les juifs, discours sur l’esclavage, entrée des Justes parmi les Nations au Panthéon. Malgré quelques clins d’œil maladroits à l’extrême droite dans les années 80, Chirac aura dans l’ensemble été intransigeant à l’égard de celle-ci et ferme face à son chef, comme en 1998 lorsque son parti choisit de s’allier avec le FN après des élections régionales difficiles. Enfin, le Président n’a pas échoué dans ses « chantiers » du quinquennat : la sécurité routière, le cancer, le handicap.

 

Cela ne fait pourtant pas un bilan que retiendra la postérité. Car Jacques Chirac a aussi connu beaucoup d’échecs, témoigné beaucoup d’insuffisances ou de légèreté. Il a été, d’abord, le roi du « flip flop », ses changements de pieds ont donné le tournis, constituant autant de petits  ou gros mensonges. Mensonge, la promesse de lutter contre la « fracture sociale » de 1995, aussitôt suivie par un plan de rigueur. Mensonge, la volonté de rassembler les Français en 2002, uniquement concrétisée par la création d’un « grand parti de la droite », l’UMP. Jacques Chirac a été, en campagne, le roi de la promesse, et en actes, le prince de la déception. Mais il a été, aussi, un grand indécis, un grand arrangeur. Ses 12 ans de mandat n’ont pas vu de grandes réformes. Il faut dire, à sa décharge, qu’il a connu 2 ans de souffrance avec Juppé, 5 ans de cohabitation avec Jospin, 3 ans poussifs avec Raffarin, 2 ans d’agonie politique avec Villepin. Mais n’en est-il pas, au fond, le responsable ? Ce Président louvoyant n’a pas été un réformateur – si ce n’est les contestables lois Fillon sur les retraites ou l’éducation. Il est aussi constamment demeuré distant, plus qu’économe de sa parole, soutenant de loin ses gouvernements, trop peu impliqué dans l’action, alors même que le passage au quinquennat exigeait qu’il le soit. Enfin, Jacques Chirac aura été un piètre européen, inconstant, d’abord eurosceptique, puis converti sans enthousiasme, inconsistant, car trop peu engagé, peu entraînant. Cela restera peut-être son plus grand échec : Chirac a affaibli le couple franco-allemand, il a bloqué les réformes structurelles de l’Union, il a échoué à convaincre les Français de la nécessité de changements politiques et institutionnels profonds. Il laisse une France isolée et moins influente dans l’Union, et à son successeur une dure pente à remonter.

 

En réalité, pour moi, Chirac se survit depuis le 29 mai 2005. Rejeté par les Français, négligé par nos partenaires, à la fois muet et inaudible, lassé de tout, il s’est replié dans son palais et s’est consacré, de l’inauguration du musée des Arts premiers en biographies complaisantes, à sculpter une statue de Président humaniste et altermondialiste – ce qu’il est peut-être devenu, mais si tard. En réalité, l’élection de Nicolas Sarkozy est bien celle d’un anti-Chirac. Sarkozy a construit son parcours contre le vieux Président, il a milité pour la rupture, il voudra incarner le mouvement, la conviction à droite et non le rassemblement dans l’immobilisme. Il aura les forces et les faiblesses symétriques de celle du dinosaure qui, contraint et forcé, parce qu’il n’avait plus ni présent, ni avenir, quitte le pouvoir. Il faudra, pour le déloger, un type d’opposition différent, moins moral, plus politique, confrontant les projets, les visions du monde et de la France.

 

Jacques Chirac s’en va, et tout le monde, ou presque, s’en moque. Il conserve, chez les Français, une part de sympathie, il n’a pas marqué son temps, pour avoir été trop habile et pas assez courageux. Il connaît, j’en suis sûr, ce verdict, même s’il s’est cuirassé d’indifférence. Le personnage manquera, et pas seulement aux Guignols – il est là depuis si longtemps, il est devenu si familier à tant de générations – mais personne ne regrettera le Président.

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