Emmanuel JOUSSE : " Réviser le Marxisme d'Edouard Bernstein à Albert Thomas 1896 - 1914 "

Socialisme & Démocratie 32 vous en propose la préface , écrite par Marc LAZAR, Professeur d’histoire et de sociologie politique à Sciences Po et professeur invité à la Luiss de Rome (Libera Università Internazionale degli Studi Sociali).
PREFACE
La thèse est connue et très largement répandue. Divers auteurs l’ont défendue avec des arguments différents. Le socialisme français contemporain serait caractérisé par sa dissociation presque structurelle avec le réformisme. Un exemple parmi tant d’autres en serait administré avec éclat par son attitude lors de la fameuse querelle révisionniste au sein du parti phare du socialisme européen, le SPD, au tournant du XIXe et du XXe siècle.
Les propositions d’Édouard Bernstein (1850-1933) consistant à réviser le marxisme, dont il fut longtemps l’un des défenseurs les plus orthodoxes, furent condamnées par le parti, notamment après l’intervention décisive de Karl Kautsky. Ce grand débat doctrinal, qui revêt des aspects quasi religieux, ne concerna pas que les Allemands. Du fait de la puissance du SPD, il fut suivi par la plupart des socialistes des autres pays. Sauf, explique-t-on généralement, par les Français qui, à quelques exceptions près, manifestèrent leur indifférence. Ce qui attesterait, d’une part, la déficience théorique du socialisme français et sa faible imprégnation par le marxisme, d’autre part, son insensibilité à tout argumentaire réformiste, voire son incapacité chronique à élaborer une réflexion d’envergure sur le réformisme.
C’est cette thèse que le travail d’Emmanuel Jousse discute. Car ce jeune historien, auteur de ce remarquable mémoire de master recherche de seconde année à Sciences-po, distingué par le jury du prix Jean-Jaurès 2007, discute ; c’est-à-dire qu’il critique les travaux antérieurs, nuance les idées en vigueur, argumente en profondeur et expose ses analyses. Il refuse de se lancer dans ce jeu si courant désormais, pratiqué par de jeunes chercheurs désireux de vite se faire connaître ou des moins jeunes décidés à imposer leurs problématiques par un coup de force symbolique, qui consiste à disqualifier les interprétations existantes pour donner plus de relief à leur propre point de vue. La force de ce travail universitaire, réalisé en à peine quelques mois, devenu maintenant un premier livre, provient de son ambition intellectuelle, de la méthode utilisée et de l’ampleur comme de la finesse de l’enquête entreprise par son auteur.
L’ambition d’Emmanuel Jousse vise, dans un premier temps, à rappeler, après d’autres spécialistes comme il le signale lui-même, que le marxisme en France n’est pas si inconsistant qu’on a bien voulu le dire, et, dans un second temps, que le débat révisionniste a été suivi, voire importé par des socialistes : en ce sens, des balbutiements de réformisme auraient bien existé au sein du socialisme français.
Sa méthode, et c’est sans doute là que réside la plus grande originalité de l’auteur, est inspirée de l’étude des transferts culturels dorénavant très pratiquée. Elle autorise la gestation d’une histoire culturelle du et de la politique qui renouvelle l’histoire des idées, d’autant qu’elle est frappée du sceau de la rigueur. Ce qui suppose en effet, autre qualité évidente de ce livre, une enquête empirique de premier ordre exposée ici en trois parties. La reconstitution détaillée, en premier lieu, du contenu, du développement et de l’issue de la querelle révisionniste allemande avec, en particulier, une étude attentive du parcours d’Édouard Bernstein, des influences qu’il a subies et des formulations de sa théorie.
Ayant bien identifié la situation de départ, l’auteur cherche, dans un deuxième temps, à suivre le passage de ce débat chez les socialistes français. Il expose la situation de ces derniers et décrit la manière dont ils prennent connaissance des propositions de Bernstein : en germaniste, l’auteur examine en détail les traductions de ses textes et met en lumière de sérieuses distorsions.
Il montre que le net rejet du révisionnisme est imputable, entre autres, aux circonstances de son importation : le débat Bernstein-Kautsky interfère avec les préoccupations et les débats strictement français des socialistes, en particulier sur les questions de la participation ou non de socialistes à des gouvernements d’alliance (illustrées par le cas d’Alexandre Millerand) et de l’unité des socialistes avec l’affrontement Guesde-Jaurès.
Enfin, dernier temps, Jousse examine avec minutie le comportement des réseaux des « socialistes normaliens » face à Bernstein, à travers leurs écrits, leurs revues, voire leurs correspondances. Voilà un groupement de personnalités qui devraient se montrer plus sensibles aux argumentaires venus d’outre-Rhin que les dirigeants du parti et que la masse des adhérents naturellement peu impliqués dans ces débats.
Emmanuel Jousse identifie en fait une fracture générationnelle : les plus anciens, à l’instar de Charles Andler, sont hostiles, les plus jeunes, à l’exemple d’Albert Thomas, tissent des contacts étroits avec l’Allemand (mais aussi avec les socialistes de la chaire), vont diffuser ses idées et tenter d’inventer un réformisme à la française adapté au contexte économique et aux réalités politiques d’un pays démocratique et républicain sur lequel pèse l’héritage de la grande révolution.
Jousse consacre des pages importantes à la figure de Thomas, un homme que la jeune recherche historique est en train de redécouvrir en dépouillant des archives très abondantes. Albert Thomas, qui ne se contente pas de puiser son inspiration en Allemagne, apparaît ainsi comme l’artisan d’un réformisme qui se déploiera avant 1914, et sera pratiqué au pouvoir dans le contexte très particulier du premier conflit mondial. Ce réformisme sera balayé par la grande entreprise de régénération du socialisme qui cristallisera dans le communisme si bien étudié par Romain Ducoulombier, l’un des précédents lauréats du prix Jean-Jaurès, qui met un terme cette année à sa thèse de doctorat.
Les conclusions d’Emmanuel Jousse sont donc claires. Le révisionnisme de Bernstein a pénétré en France selon des modalités spécifiques : notre socialisme français n’a pas été immunisé. Dans le même temps, il a bien mis en lumière, d’un côté, les raisons de l’échec de la greffe révisionniste dans le parti, de l’autre, l’attrait qu’il a exercé sur une sensibilité réformiste, celle que représente Albert Thomas, et qui connaîtra une gloire éphémère. Jousse a ainsi affiné notre connaissance du développement du socialisme français du XXe siècle.
Tel est le mérite essentiel d’un livre qui ne manquera pas de susciter des discussions chez les spécialistes de la période et d’intéresser ceux qui, interpellés par le présent et le devenir du Parti socialiste, cherchent à connaître son histoire aussi longue que tourmentée.