« Union Européenne : une présidence mal partie », par Pierre Moscovici

Elle aurait retrouvé son influence, imposé à nouveau ses valeurs, reconquis un rôle dynamique dans la construction communautaire. En est-il si sûr ?
La ratification du traité de Lisbonne marque-t-elle la fin de la «crise» européenne ? La sortie - enfin ! - de l’impasse institutionnelle suffira-t-elle à relancer le train des réformes en Europe ? Bien imprudent serait celui qui répondrait par l’affirmative… Plutôt que de céder à l’autosatisfaction, il faut voir dans la future présidence française de l’Union européenne, au second semestre 2008, une opportunité à saisir.
Tâchons de ne pas manquer l’occasion. La France est attendue par ses partenaires, qui savent qu’un grand pays fondateur peut lancer des chantiers décisifs. Comment faire de cette présidence un vrai moment de consolidation institutionnelle, d’impulsion, nécessaire et même urgente, donnée à un nouveau modèle social européen ?
Le traité modificatif est un progrès réel mais modeste pour le projet européen. Les avancées sont là. J’en vois au moins six : un discours et une action plus unis sur la scène internationale grâce au «haut représentant», un président du Conseil européen plus stable, un président de la Commission choisi en fonction du résultat des élections européennes, l’extension de la codécision entre le Parlement européen et le Conseil des ministres à une quarantaine de domaines, le vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil, le maintien, même sous conditions, du caractère contraignant de la charte européenne des droits fondamentaux.
Pour autant, le traité ne résout pas tout, loin s’en faut. On avait dénoncé la lourdeur, l’inaccessibilité du traité constitutionnel : voilà un «traité simplifié» qui multiplie protocoles, dérogations et clauses d’opt-out [«exemption», ndlr]. Il comporte aussi beaucoup de lacunes. On ne peut que regretter par exemple que le traité ne modifie pas les statuts de la Banque centrale européenne pour inclure dans ses attributions la croissance et l’emploi. Le traité ne prévoit pas non plus le vote à la majorité qualifiée pour les questions fiscales et sociales. Il n’ouvre pas de nouvelles compétences énergétiques ou environnementales.
Au total, si un réel pas en avant institutionnel est accompli, la question de fond demeure posée : vers quelle Europe voulons-nous aller ? C’est la réponse à cette interrogation, et elle seule, qui peut donner sens à notre présidence. Force est de constater que de graves inégalités persistent dans les sociétés européennes, que l’Europe peine à produire des résultats dans le champ économique et social, et que c’est là la raison principale de l’éloignement de ses peuples. Il s’agit donc de permettre à l’Europe de protéger ses citoyens, de les promouvoir par l’accès à la croissance, d’aider à réparer les dégâts de la mondialisation.
Cela doit être un enjeu essentiel pour la présidence française. Saura-t-elle affirmer clairement cette priorité ? Quelle place sera-t-elle capable de regagner au sein de l’Europe ? Une chose est sûre : il est impératif que notre pays sorte d’une logique d’influence défensive pour arriver à une attitude plus collective et créatrice.
Au-delà d’une attente positive, de ce «désir de France», la présidence de notre pays sera aussi «attendue au tournant». Les chantiers sont là : relance de la construction communautaire via une réforme institutionnelle à la fois nécessaire et difficile ; poursuite des objectifs définis par une stratégie de Lisbonne révisée ; renforcement du couple franco-allemand, restauration d’une relation de confiance avec la Commission ; action déterminée vers un nouveau modèle social et écologique européen, solidarité affirmée avec le Sud et la Méditerranée… Si ces chantiers sont faciles à dessiner, on peut se demander, compte tenu des discours ambigus et changeants du président de la République sur l’Europe, s’ils seront ouverts avec la détermination nécessaire, alors que son équipe est tiraillée entre les proeuropéens, comme Jean-Pierre Jouyet et Bernard Kouchner, et les néosouverainistes, comme Henri Guaino.
Nicolas Sarkozy sera jugé sur ses résultats. Pour l’heure, il hésite entre des intuitions justes - le traité modificatif - et des pulsions populistes. De quel côté tombera-t-il ? L’immodestie dont il fait preuve, le nationalisme rampant dont il truffe ses discours, son attitude incorrigiblement donneuse de leçons avec notre partenaire essentiel, l’Allemagne, son agressivité permanente à l’égard des institutions européennes peuvent conduire à de graves erreurs. En outre, nous sommes loin d’être les meilleurs élèves de la classe. Le niveau élevé de notre déficit budgétaire, nos condamnations répétées par la Cour de justice des Communautés européennes, notre absentéisme chronique ne nous permettent pas de donner des leçons.
Car la France - notamment sur les finances publiques, sur les quotas de pêche ou sur le projet contestable d’Union méditerranéenne - est aujourd’hui à juste titre suspectée de ne pas se plier vraiment aux règles du jeu communautaire ou de partager son esprit. Or notre présidence exige que nous soyons exemplaires quant au respect de nos obligations européennes. La modestie, le respect, l’exemplarité : tels doivent être les repères clairs de notre présidence. Je ne suis pas certain que ce soit, pour le moment, la direction choisie.
L’arrogance n’a plus sa place au sein d’une Europe à 27. Le président de la République aime l’Europe, dit-il, mais à condition qu’elle lui ressemble. Il a tort. Dans ce domaine, comme dans d’autres, le narcissisme n’est vraiment pas de mise. On lui préférera moins de démesure et plus de générosité dans la relance d’un grand projet collectif. Si Nicolas Sarkozy ne prend pas conscience de cette nécessité, la présidence française de l’UE est mal partie.
Pierre MOSCOVICI