La révolution du réformisme

Elle traduit en effet, qu’on me pardonne ce jeu de mots, une révolution dans notre pensée, une révolution réformiste, le choix, enfin assumé, de la réforme au détriment de la révolution. Il faut prendre la mesure, fondamentale et conjoncturelle à la fois, de ce moment.
C’est une révolution sur le fond. Que n’a-t-on pas dit, en effet, du Parti socialiste, ce parti prétendument ringard, caractérisé par l’attachement irraisonné et déraisonnable à une idéologie désuète, enfermé dans les dogmes d’hier, incapable de s’adapter aux temps modernes, bref archaïque, irréaliste, indécrottable en un mot ? Le jugement était caricatural, il n’était pas sans fondement. Car, c’est vrai, le PS n’avait pas fait, sur le plan théorique, son « Bad Godesberg », du nom du Congrès du SPD qui, en 1959, avait vu ce parti renoncer au marxisme.
Nous ne nous étions pas, pour notre part, totalement débarrassés de cette phraséologie, nous aimions – nous aimons encore, car tout n’est pas réglé – donner aux autres partis européens des leçons de gauche, comme si le social-démocrate était par essence un social-traître, comme si la réforme était une maladie honteuse ou une politique de droite, comme si l’Europe elle-même était une contrainte, un poids et non une chance, un objectif, une capacité d’influence accrue. Ce procès en archaïsme avait toutefois ses excès. Chacun sait, en effet, que la gauche a gouverné pendant quinze ans, sous trois mandatures – 1981/1986, 1988/1993, 1997/2002 – et qu’elle a, dans l’expérience du pouvoir, beaucoup changé tout en transformant le pays.
Il y a eu, pendant ces années, de grandes réformes sociales, qu’on ne peut toutes citer – la retraite à 60 ans, les 39 puis les 35 heures, le RMI, la CSG, les emplois-jeunes, l’APA, la CMU – il y a eu des évolutions majeures des institutions et des médias – la décentralisation, l’émergence de l’intercommunalité, l’ouverture du PAF – ou des mœurs – le PACS, la parité – il y a eu, aussi, la libéralisation des marchés financiers, la lutte contre l’inflation, une gestion macro-économique saine, des choix européens engagés. Bref, le Parti socialiste, sous François Mitterrand, Pierre Mauroy, Laurent Fabius, Michel Rocard, Pierre Bérégovoy, Lionel Jospin, avec Jacques Delors et DSK, avec tous les autres ministres de ces trois mandats, a beaucoup réformé, il n’est plus le même, il est un parti capable de gérer le pays, mieux que ne le fait la droite. Mais notre théorie n’avait pas rejoint notre pratique, nous en étions restés, à certains égards, à ce « long remords du pouvoir » dont parlaient Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, à cette « parenthèse » ouverte en 1983 par Lionel Jospin, notamment pour ceux qui gardaient la nostalgie du bon vieux temps du « socialisme dans un seul pays ».
La voilà aujourd’hui refermée, le surmoi gauchiste se tait alors que le choix social-démocrate est enfin fait. Nous avons, autour de DSK prenant le relais de Michel Rocard auprès de Lionel Jospin, milité pour cela depuis des années, sans être toujours entendus et suivis. Le « réformisme de gauche » du Congrès de Dijon était resté sans contenu, la synthèse du Mans était légère, le projet présidentiel de Ségolène Royal, malgré certaines audaces, n’avait pas toute la cohérence requise. Cette cohérence, elle se trouve dans la déclaration de principes.
Beau texte, sans effets de manche ni lyrisme ensorceleur, mais dense, percutant, concret, qui montre que l’on peut être à la fois de gauche et réaliste, porter une critique historique du capitalisme, conserver la recherche de l’égalité au cœur de notre idéal, se battre pour le progrès, être attaché à la démocratie, tout en militant pour la décentralisation, en étant profondément réformiste, sincèrement européen, en visant une économie de marché – oui, ce mot faussement tabou est enfin inscrit dans nos textes – mais sociale et écologique, une économie mixte.
L’heure de la social-démocratie, celle de la sincérité, de la conformité entre les actes et les paroles a enfin sonné. Voilà pourquoi, en effet, ce texte a une portée majeure, et peut ouvrir, si nous savons la porter, un nouveau cycle dans l’histoire du socialisme français.
Il y a toutefois un « mais » plus conjoncturel : notre comportement politique, dans le Congrès qui vient, doit être à la hauteur de cette ambition théorique, sans quoi celle-ci paraîtrait encore hypocrite ou ambiguë. Car, au fond, nous avons fait tous ensemble ce choix d’un réformisme conséquent, ambitieux, radical, approuvé ce texte, entériné ainsi une évolution profonde de notre doctrine et de nos actes. C’est plus particulièrement vrai pour ceux qui, au sein de la majorité du parti, ont été les fers de lance de ce combat – nous en sommes.
Comprendrait-on que demain ils se divisent autour d’enjeux certes non négligeables – le leadership ou la stratégie – mais en réalité posés de manière très artificielle ? Cela ne marquerait-il pas au contraire une régression, une rechute qui nous seraient, à juste titre, sévèrement reprochées ? À deux reprises – sur le terrain électoral avec les municipales et les cantonales, dans le champ intellectuel avec la déclaration de principes – nous venons de faire la preuve que nous pouvions réussir par le rassemblement et par le travail.
C’est à mon sens vrai aussi pour nos échéances internes. Le texte publié hier par « le Monde » doit, selon moi, être aussi le cahier des charges de notre Congrès, et au-delà de ce que nous devons faire pour gagner en 2012 puis ensuite agir avec cohérence. J’invite chacun à y réfléchir.
Pierre MOSCOVICI