Services publics : un défi pour l’Europe

Depuis le début de la décennie 2000, les services publics, sous l’appellation générique de services d’intérêt général (SIG), sont l’objet de débats récurrents en Europe. De 2001 à 2006, le Parlement européen a adopté trois rapports successifs, appelant la Commission à proposer une législation pour définir les principes communs aux SIG et services d’intérêt économique général. Les combats politiques qui ont précédé ces rapports, menés au niveau communautaire en suivant les codes et les procédures des institutions européennes, sont mal connus dans les Etats membres. Et, jusqu’ici, la Commission n’a pas suivi le souhait des socialistes européens, qui lui demandent d’initier une directive-cadre.
L’AITEC, qui est à l’origine de cet ouvrage collectif, milite pour le développement d’une expertise citoyenne indépendante. Elle défend l’accès aux services publics pour tous, le droit à la ville et le financement du développement. Elle a pris part aux divers débats et consultations organisés au niveau européen tout au long des dernières années. En 200 pages qui se lisent d’une traite, elle nous offre une magistrale leçon de politique européenne sur une question capitale et identitaire pour la gauche du XXIème siècle.
L’expertise des situations légales et réelles nationales, la logique de l’intégration européenne entre libéralisation par secteur d’activité et stratégies alternatives, tous les éléments sont présents. Sans oublier les utiles annexes que sont les glossaires et schémas sur le processus législatif européen. Une référence pour quiconque veut comprendre l’univers législatif dans lequel nous évoluons, sa richesse et sa vitalité.
L’Union européenne, un des législateurs des services publics
Au fil des pages qui détaillent les législations nationales et les normes communautaires dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, du service postal, mais aussi des transports urbains et du logement social, l’imbrication des niveaux de régulation local, national et communautaire apparaît très clairement. C’est la première vertu pédagogique de l’ouvrage.
A chaque responsable politique de faire sienne la culture de la subsidiarité, avec laquelle les Français, héritiers d’un Etat centralisé, ne sont pas familiarisés. La compréhension des processus de libéralisation qui ont touché progressivement tous les secteurs des services publics, en commençant par les services de réseau, en est facilitée. Depuis l’Acte unique signé en 1986, la liberté de circulation des hommes, des marchandises, des services et des capitaux a pris le rang d’objectif capital de l’Union européenne. Dans ces conditions, et personne n’ayant proposé de service public unifié à l’échelle du continent, les formes nationales de régulation ont été progressivement touchées par des régulations européennes conçues pour organiser un marché à plusieurs opérateurs. Dans le même temps, les pouvoirs nationaux et locaux tendent à s’organiser pour conserver la capacité à fixer et financer des obligations de service public adaptées aux nécessités territoriales et sociales.
Une fois cette grille de lecture posée, les explications bien illustrées sur les situations qui prévalent en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Suède, en Italie et en Hongrie prennent tout leur sens. On comprend mieux
pourquoi, EDF ayant accès aux marchés des autres pays de l’Union, il devenait problématique qu’elle puisse construire ses succès internationaux confortablement assise sur un monopole national qui lui assurait un avantage sur ses concurrents. On comprend mieux aussi la revendication socialiste d’une directive-cadre concernant tous les SIG, qui fixerait des principes propres à sécuriser juridiquement la diversité qui prévaut dans l’Union, en laissant à chaque collectivité une vraie marge de manœuvre, y compris dans le choix du mode de gestion du service public, pour autant qu’elle agisse dans la transparence.
Prendre en compte les différentes approches nationales
La deuxième vertu pédagogique de l’ouvrage de l’AITEC est de rendre concrète et vivante dans l’esprit du lecteur la diversité des situations en Europe, et d’illustrer ainsi de belle manière l’impossibilité de prétendre imposer à tous un modèle de régulation unique des SIG. « Maîtriser le rapport diversité-unité », comme le dit joliment dans sa postface l’universitaire Pierre Bauby, animateur du Comité européen de liaison sur les services d’intérêt général (CELSIG) et du Centre européen des entreprises à participation publique et des services d’intérêt économique général (CEEP).
Au détour d’explications synthétiques qui n’omettent ni les particularités des histoires nationales, ni les politiques des gouvernements des dernières décennies, on apprend que le Royaume-Uni a été précurseur dans la privatisation et la mise en concurrence de secteurs comme l’eau, et que le logement social y a été largement désarticulé durant l’ère Thatcher.
Mais qu’en revanche l’ouverture de la poste à la concurrence y a été assez tardive. On prend conscience des responsabilités des collectivités locales en Allemagne ou en Suède. On réalise le poids de l’héritage du régime communiste et de la libéralisation accélérée dans un pays comme la Hongrie. La leçon à en tirer, c’est bien sûr le refus du dogmatisme. Cela vaut bien entendu pour les fondamentalistes de la privatisation et de la concurrence, qui entendent poursuivre et accentuer les logiques à l’œuvre aujourd’hui. Alors qu’on se rend compte que très souvent, le marché qui se constitue après la dérégulation est en réalité oligopolistique.
L’idéologie de la concurrence sert ainsi parfois de masque pour avancer vers une situation dont le caractère « libre et non faussé » est loin d’être une évidence. Mais le refus du dogmatisme vaut aussi pour la gauche de chaque pays, qui doit admettre que la défense de son modèle ne peut pas se faire en l’imposant à ses voisins.
Les armes du combat politique à l’échelle de l’Union
En refermant ce livre édifiant, on peut se faire la réflexion que les débats européens passionnants qu’il nous fait partager ont à peine effleuré la question des traités, de Maastricht à la Constitution européenne et aux prémisses du traité de Lisbonne. Tout au plus quelques encadrés, qui rappellent la portée de certains articles, et précisent la réforme qu’aurait apporté le traité constitutionnel : l’article III-122, une meilleure base juridique pour une directive-cadre, dont la substance a été reprise à Lisbonne.
C’est là la troisième vertu pédagogique de ce texte, probablement la plus importante tant elle doit être appliquée à tous les domaines de politique européenne. Les débats sur les institutions idéales de l’Union sont une chose. Mais l’Union est déjà faite, et elle produit des lois. La politique européenne, c’est donc d’abord définir entre Européens les lois communes que nous voulons. À la gauche de le comprendre, si elle ne veut pas que la loi soit faite par d’autres.
Aux socialistes de se bâtir une culture politique européenne qui corresponde aux institutions qu’ils ont contribué à construire, qui contribuent désormais à régir les conditions de vie des citoyens européens. Dans le champ des services publics, l’AITEC nous offre ici un bel exemple de cette culture. La postface nous suggère quelques outils de base, pour mettre en place une stratégie d’alliance entre acteurs institutionnels, politiques et sociaux, nationaux et communautaires, qui commence par l’identification des points de convergence entre tous ceux qui ont besoin d’une nouvelle stratégie européenne des SIG. Une stratégie qui prévoirait l’approvisionnement énergétique du continent en intégrant la préservation de l’environnement, qui garantirait la qualité et l’accessibilité par tous du « service universel », et surtout qui permettrait aux citoyens et à tous les acteurs de peser sur l’élaboration des normes, au moins autant que les lobbies.
Le CEEP et le CELSIG, mais aussi la Confédération européenne des syndicats (CES) et le Parti socialiste européen (PSE) ont rédigé des propositions de directive en 2006. La gauche dispose de canaux pour se faire entendre. Force est de constater qu’elle ne se les ait pas encore appropriés, comme en témoigne l’écho trop faible donné à la pétition lancée en novembre 2006 par la CES avec le soutien du PSE. Nous disposons de l’expertise et des élus compétents. Harlem Désir, Gilles Savary, l’ex-communiste Philippe Herzog, pour citer des parlementaires européens français connaisseurs de la problématique des SIG.
Source Fondation Jean Jaurès