L'Europe sociale réléguée au second plan

Publié le par SD32

Les ministres de l’emploi et des affaires sociales des 27 se sont réunis hier, à Chantilly pour un conseil informel. Cette réunion donne le coup d’envoi du programme de la présidence française de l’Union dans le domaine social – un événement qui risque fort de passer inaperçu, puisque l’Europe sociale ne figure pas au rang de ses priorités.

C’est un signal politique important : la France se désengage du social. Il s’agit d’une rupture par rapport à la position traditionnelle de la France dans les négociations européennes. Les gouvernements de gauche comme de droite y avaient toujours défendu l’Europe sociale.

Cette rupture arrive à un moment clé. L’Europe sociale, après un réel essor dans les années 90, est en panne. Or, c’est précisément sous présidence française que doit être discuté le nouvel « Agenda social ». Cet Agenda, destiné à fixer les orientations politiques de l’Union pour les années à venir, se caractérise par une volonté de relance de l’Europe sociale. En l’absence de soutien de la présidence française, il est condamné.


1 - L’EUROPE SOCIALE EN PANNE
-    L’Europe sociale : des avancées réelles méconnues

L’Europe sociale n’est pas une incantation de gauche. Elle existe et a produit des avancées importantes.

 

L’action de l’Europe dans le domaine social s’est d’abord développée, dans les années 80, comme corollaire de la construction du marché intérieur : la libre circulation des travailleurs nécessitait des normes minimales communes. Mais l’Europe sociale a connu son véritable essor dans les années 90. Le simple accompagnement du marché intérieur a laissé place à une approche fondée sur les droits sociaux fondamentaux et la citoyenneté. Le traité d’Amsterdam a consacré ce changement de perspective. Enfin, la « stratégie de Lisbonne » adoptée en mars 2000 a consacré la cohésion sociale comme faisant partie du modèle de développement de l’Europe. Le modèle européen est ainsi défini, en creux, comme un modèle social-démocrate. Cette définition sera énoncée de manière explicite dans le traité constitutionnel, qui définissait dans son article 2 « l’économie sociale de marché » européenne.

 

L’ensemble de l’action européenne en matière sociale est maintenant synthétisée dans un document unique, l’Agenda social.

 

Cette action a produit des résultats importants. On compte plus de 500 directives sociales, notamment dans le domaine de la protection de la santé et de la sécurité au travail, l’information et la consultation des travailleurs, la coordination des systèmes de sécurité sociale, la lutte contre les discriminations. Le dialogue social européen initié par Jacques Delors, même s’il s’avère souvent laborieux, a lui aussi décollé. Toute initiative sociale européenne doit faire l’objet d’une négociation préalable entre les partenaires sociaux. Des accords collectifs encadrent le travail à temps partiel, les contrats à durée déterminée, les congés parentaux.

 

Concrètement,  le droit social européen joue le plus souvent le rôle de « normes plancher ». Il a donc surtout apporté des garanties aux travailleurs des nouveaux Etats-membres. Ces Etats n’ont de fait pas connu le processus de démantèlement social observé dans d’autres pays ayant effectué la transition vers l’économie de marché.

 

Mais l’Europe sociale a aussi produit des résultats positifs pour les pays européens les plus avancés, comme la France. Ainsi, c’est à l’Europe sociale que les Français doivent une grande partie des règles protégeant leur santé et leur sécurité au travail, la carte européenne d’assurance maladie ou encore la création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE). Le Fonds social européen (11 Md € en 2007) co-finance de nombreux projets et institutions sociales en France.

- La panne des années 2000

L’Europe sociale a connu un coup d’arrêt ces dernières années. Plusieurs explications à cela.

 

Il y a d’abord le nouveau contexte politique, marqué par une majorité de gouvernements conservateurs dans les Etats membres, et par l’orientation générale libérale de l’actuelle Commission, présidée par José-Manuel Barroso.


Il y a ensuite une conjonction d’intérêts négatifs. Les Etats libéraux ont naturellement cherché à endiguer l’essor de l’Europe sociale. Ils ont pu compter, paradoxalement, sur les Etats les plus avancés en matière sociale, les pays nordiques, inquiets des risques d’« harmonisation sociale par le bas ». Ils ont aussi trouvé des alliés avec les nouveaux Etats membres, soucieux d’une « pause législative » afin de digérer l’acquis communautaire.

 

Ces tirs croisés ont fini par bloquer toute avancée communautaire. Pour essayer de contourner ce blocage, la Commission européenne a développé la « méthode ouverte de coordination ». Il s’agit de négocier, non plus des engagements juridiquement contraignants, mais des objectifs politiques, à charge pour chaque Etat-membre de les mettre en œuvre au plan national. Cette coordination souple a été un échec. Elle a généré une activité bureaucratique croissante (rapports nationaux, rapports de la Commission, prolifération des comités…) sans résultats concrets.

- Le spectre du dumping social en Europe

 
La directive Bolkestein a cristallisé la crainte d’un dumping social par les pays d’Europe centrale et orientale : délocalisations à l’Est, travailleurs de l’Est venant à l’Ouest en violation du droit du travail et des règles sociales du pays d’accueil (fantasme du « plombier polonais »).

 

Cette crainte a été relancée par la jurisprudence récente de la Cour de justice européenne (en particulier l’arrêt Rüffert). La Cour a confirmé, conformément à la directive sur le détachement des travailleurs, que les travailleurs détachés par une entreprise d’un autre Etat-membre étaient soumis aux normes sociales minimales, légales ou contractuelles, « d’application générale » du pays de destination - et non à l’ensemble des accords collectifs. Dans les faits, ce développement jurisprudentiel met surtout en lumière les limites de la négociation collective décentralisée. Mais politiquement, il donne du grain à moudre à ceux qui prophétisent le démantèlement du droit social en Europe.

2 - LA PRESIDENCE FRANÇAISE : UNE OPPORTUNITE PERDUE

- Une opportunité de relance : la négociation du nouvel Agenda social européen

 

C’est sous la présidence française que doit être négocié le nouvel Agenda social.

 

Le document que vient de proposer la Commission est encourageant. Il marque une volonté de relance par rapport à l’Agenda précédent, négocié en 2005, document purement formel au manque d’ambition patent.

 

Le texte comporte un « paquet » de propositions législatives. Il s’ouvre à des problématiques longtemps délaissées comme l’enfance, la jeunesse ou la politique familiale. Il tente également de donner à l’Union une ambition générale, celle de « donner aux individus la possibilité et les capacités d’exploiter pleinement leur potentiel » en leur ouvrant des « opportunités » et en  facilitant « l’accès de tous » à ces opportunités. Le texte envisage aussi pour la première fois l’idée de fixer des objectifs sociaux quantitatifs dans le cadre de la méthode ouverte de coordination consacrée à la protection sociale.

 

Les trois principales propositions législatives du « paquet social » concernent : la lutte contre les discriminations de tous types (âge, handicap, orientation sexuelle, croyances) ; les soins de santé transfrontaliers ; le renforcement du rôle des comités d’entreprise européens, notamment lorsque des décisions de restructuration de l’entreprise sont prises au niveau transnational.

 

La Commission envisage aussi de nouvelles mesures pour favoriser la conciliation entre la vie familiale et la vie professionnelle. Il s’agirait notamment d’étendre les droits au congé maternité et au congé parental, garantis au niveau communautaire, et d’introduire un droit au congé paternité. Les discussions entre les partenaires sociaux n’ont pas abouti et la Commission hésite à légiférer.

 

C’est encore sous présidence française que doit être revu le « Fonds d’ajustement à la mondialisation ». Seule véritable innovation en matière sociale ces dernières années, le fonds vise à fournir une assistance financière aux travailleurs qui perdent leur emploi du fait de la mondialisation. Le dispositif marche bien. Il a été utilisé en France pour des cas de licenciement dans le secteur automobile, chez des fournisseurs de Peugeot et Renault, en octobre 2007. Mais il est corseté par des règles strictes : limitation aux plans de licenciement de plus de 1.000 salariés ; limitation à une intervention en aval, lorsque les salariés ont été licenciés, alors que le mécanisme équivalent américain, le Trade Adjust-ment Act (TAA), est aussi préventif et aide en amont les entreprises subissant une concurrence internationale particulièrement intense ; limitation financière, avec une dotation de seulement 500 M€.  La révision serait l’occasion de donner à ce dispositif une nouvelle dimension.

 

- Une opportunité écartée par la présidence française

 

La France a décidé de ne pas faire de l’Europe sociale une de ses priorités, alors même que le nouvel Agenda social doit être négocié sous sa présidence. C’est un acte politique fort.

 

La France vient d’ailleurs de témoigner de l’abandon de sa priorité sociale. A la veille de sa présidence, elle s’est ralliée aux gouvernements « moins disants » en matière sociale pour permettre un compromis sur la modification de la directive sur le temps de travail. Il s’agissait, certes, de trouver une issue à un débat enlisé de longue date en raison des différences entre Etats membres. L’accord a aussi permis d’obtenir l’approbation d’une autre proposition de directive sur les travailleurs intérimaires, leur accordant des droits égaux à ceux des autres salariés. Mais le texte paraissait inacceptable en l’état puisqu’il laisse aux Etats-membres des possibilités de dérogation à un niveau excessif, jusqu’à 65 heures hebdomadaires. En lâchant les Etats qui défendaient avec elle un degré supérieur de protection des travailleurs (Espagne, Belgique, Hongrie, Grèce…), la France a montré qu’elle entendait revoir à la baisse ses exigences en matière d’Europe sociale.

 

Il s’agit d’une rupture par rapport à la position traditionnelle de la France dans les négociations européennes, position tenue jusqu’ici par les gouvernements de gauche comme de droite.

3 - LA RELANCE DE L’EUROPE SOCIALE EST-ELLE POSSIBLE ?

 

Ce gouvernement a décidé d’abandonner toute ambition en matière sociale. Mais un gouvernement progressiste serait-il parvenu à relancer l’Europe sociale ?

 

- L’Europe sociale, un enjeu fondamental

 

Les détracteurs de l’Europe sociale soulignent la diversité des modèles sociaux nationaux pour justifier l’impossibilité de les harmoniser au plan européen. Cette diversité est réelle. Mais vu de Sirius, de Chine ou des Etats-Unis, ce qui frappe au contraire, c’est l’unité du modèle social européen. L’Europe est le seul territoire dans le monde à avoir développé un modèle fondé sur l’équilibre entre liberté et égalité, économie et redistribution, marché et Etat-providence.

 

Tous les pays européens – à des degrés certes divers et selon des modalités variables – ont ainsi développé une « économie sociale de marché » fondée sur un compromis de type social-démocrate. Cela se reflète par exemple dans le niveau des prélèvements obligatoires – c’est-à-dire le montant des taxes prélevées sur la richesse nationale à des fins de redistribution. Ces prélèvements atteignent en moyenne 42% de la richesse nationale en Europe. Ils varient certes beaucoup – de 38% au Royaume Uni à 52% en Suède, avec 44% pour la France. Mais même l’Etat européen le moins « social-démocrate » se situe très au-delà du reste du monde : les Etats-Unis et le Japon sont à 28%, la Chine à 15%...

 

La cohésion sociale fait donc partie du modèle européen. Certes, il n’est pas illégitime qu’elle demeure pour l’essentiel de compétence nationale, tant la nation demeure le lieu de la solidarité. Mais l’Europe est légitime à intervenir sur deux points :

 

  1/ La création d’un socle commun de droits, particulièrement nécessaire dans l’Union à 27.

 

Symboliquement, la création d’un salaire minimum européen, fixé en fonction du niveau de développement de chaque Etat membre, serait une avancée majeure.

 

  2/ Le développement de nouveaux droits sociaux européens

 

L’Etat-providence européen est en effet en crise profonde. Il fait face à des défis majeurs : la montée des inégalités sociales, la mondialisation économique, le vieillissement démographique. La mutation de l’Etat-providence et son adaptation au 21ème siècle sont des enjeux communs à tous les Etats européens : elles doivent être pilotées au niveau communautaire. C’est le cas par exemple en matière de flexicurité, de réduction des inégalités et de lutte contre la pauvreté, de garantie d’une protection sociale soutenable face au vieillissement, d’investissement dans le capital humain….

 

- L’Europe politique, préalable à l’Europe sociale

 

Le traité constitutionnel constituait une avancée significative : reconnaissance du modèle européen d’« économie sociale de marché », intégration de la charte des droits fondamentaux (dont un ensemble de droits sociaux) à l’ordre juridique communautaire, insertion d’une « clause sociale générale » (visant à intégrer les préoccupations sociales dans l’ensemble des politiques de l’Union), abandon de l’unanimité sur certains sujets sociaux. Le traité de Lisbonne reprend en grande partie ces avancées. Sa mise en œuvre serait une valeur ajoutée en matière sociale.

 

Au-delà du traité de Lisbonne, se pose la question de l’Europe politique. Les sujets sociaux ne sont pas consensuels ; ils clivent entre gouvernements de droite et de gauche. La mécanique institutionnelle actuelle garantit un pouvoir de blocage aux gouvernements conservateurs. Pour le surmonter, la clé, c’est l’Europe politique : la Commission européenne doit être issue de la majorité politique élue au Parlement européen et porteuse d’un programme politique validé par les urnes. Pour avoir la République sociale, il faut d’abord la République, disait Jaurès. C’est la même problématique au niveau européen : l’Europe sociale passe par l’Europe politique.

 


Face au retard accumulé ces dernières années, la relance de « l’Europe sociale » nécessite une initiative politique dont la présidence française de l’Union européenne aurait pu fournir une excellente occasion. En l’écartant de ses priorités, elle adresse un signal clair : la France revoit ses ambitions sociales européennes à la baisse. C’est une nouvelle opportunité gâchée.


Écrit par Benjamin Sénès et Olivier Ferrand

TERRA NOVA l

La fondation progressiste

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