Comment la pensée économique renaît des cendres de la crise

Publié le par SD32

crise--co-1.jpgEn 1976, les travaux de Milton Friedman, le père du monétarisme, sont couronnés par le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel, le Nobel d'économie. L'approche néolibérale s'impose dans la pensée économique, puis dans les politiques de Margaret Thatcher (premier ministre britannique de 1979 à 1990) et Ronald Reagan (président des Etats-Unis de 1981 à 1989). "L'Etat est le problème et pas la solution du problème", répète le président américain.

La lutte contre l'inflation, l'indépendance des banques centrales, la déréglementation, la flexibilité du marché du travail, etc., s'imposent tout autour de la planète. La révolution conservatrice bouleverse aussi les institutions financières internationales - Banque mondiale et Fonds monétaire international (FMI) - : le "consensus de Washington" prescrit l'ouverture totale des économies en développement, la réduction des budgets publics et sociaux, la suppression des institutions de régulation, la priorité aux exportations...

Pourtant, face à la répétition des crises financières et aux excès de la mondialisation, des électrons libres font entendre des voix dissonantes, comme Maurice Allais - seul Français récompensé par le Nobel, en 1988. Le prix est aussi attribué à des économistes hétérodoxes, comme l'Indien Amartya Sen en 1998 ou les Américains Elinor Ostrom et Oliver Williamson en 2009. Ainsi qu'à Joseph Stiglitz en 2001 et Paul Krugman en 2008, qui remettent au goût du jour les thèses keynésiennes.

Aujourd'hui, la crise mondiale, l'intervention publique qu'elle a rendue nécessaire et la montée en puissance des pays émergents donnent une forte légitimité à ces nouveaux courants. Mais le modèle économique qu'ils proposent n'est pas encore achevé. Et leur influence politique reste faible.

L'idée que les marchés sont efficients et qu'ils peuvent s'autoréguler, celle que les agents économiques agissent rationnellement et recherchent leur propre intérêt, ou encore la thèse selon laquelle la monnaie est un "voile" dont la quantité n'influence pas la production mais seulement le niveau général des prix, ont longtemps été présentées comme des vérités premières.

Ces thèses dites néolibérales ou néoclassiques se sont cependant fracassées sur la réalité économique. La crise a montré leurs présupposés idéologiques. Le champ des questions s'est ainsi rouvert dans la communauté scientifique. "Les options keynésiennes avaient été balayées du champ universitaire dans les années 1970-1980 par le versant académique des "révolutions" thatchérienne et reaganienne, et aussi du fait de certaines de leurs faiblesses théoriques intrinsèques. Depuis lors, les options keynésiennes ont été retravaillées, aussi bien en macroéconomie, par Olivier Blanchard (l'économiste en chef du FMI), qu'en théorie de l'équilibre général, par Pradeep Dubey, Jean Drèze, John Geanakoplos ou Herakles Polemarchakis. Elles offrent une représentation de l'économie politique bien plus "réaliste" et "raisonnable" que l'utopie libertarienne. Reste à convaincre les politiques de s'en saisir", explique Gaël Giraud, chercheur au CNRS et membre de l'Ecole d'économie de Paris.

Pour Christian Walter, actuaire agrégé, chercheur au Centre de recherche sur l'analyse des risques financiers (Cefra) de l'Ecole de management de Lyon, la théorie économique néoclassique a privilégié le risque, croyant pouvoir le modéliser et le limiter, mais elle a ignoré l'incertitude, sur laquelle il convient de travailler à nouveau aujourd'hui : "Frank Knight ou Keynes distinguaient, dès les années 1920, le risque - où l'on peut appliquer le calcul des probabilités - de l'incertitude, qui échappe à de tels calculs. Face à l'incertain, Keynes proposait la solution de ce qu'il appelle des conventions, qui permettent d'agir en espérant une certaine stabilité de l'environnement économique. C'est le chapitre 12 de la Théorie générale."

De nouvelles approches émergent, qui répondent à ces problématiques, "par exemple l'école de la régulation, l'école des conventions ou l'économie des singularités. On peut penser que ces courants devraient prendre plus d'importance à l'avenir que la pensée néoclassique. Mais cela ne s'est pas encore traduit dans la politique économique, qui reste fondée sur l'idée d'une double norme classique de rationalité : pratique - celle des agents économiques - et théorique - celle des représentations mentales du risque", ajoute M. Walter.

Il note ainsi avec regret que "la machine à fabriquer des réglementations s'est remise à tourner dans sa logique d'avant-crise". Or "les normes prudentielles - Bâle 2 pour les banques, Solvency 2 pour les assureurs ou Ucits 3 pour les sociétés de gestion - ont été construites sur la seule conception du risque et n'assument pas l'incertitude. Elles s'appuient sur la théorie classique du comportement rationnel en cherchant à structurer les comportements humains réels par une rationalité pratique, mais mettent en place, en réalité, des règles du jeu pathogènes : cette approche, suivie par les régulateurs, a été un facteur très important dans le déclenchement de la crise". Pourtant, les Etats tardent à remettre en question leurs conceptions de politique économique. En dépit des pistes théoriques qui s'ouvrent, explique M. Giraud, "l'obstacle est plutôt politique, comme en témoignent la reculade sur la régulation des hedge funds, sous la pression britannique, et les tergiversations sur la dette grecque, sous la pression allemande".

"Il nous manque les outils pour anticiper avec précision ce que peuvent engendrer les bouleversements en cours des rouages de l'économie mondiale", explique de son côté Véronique Riches-Flores, chef économiste Europe de la Société générale.

"Les modèles économiques qui ont fonctionné depuis vingt ans sont malmenés, mais par quoi les remplacer ? Difficile d'identifier un modèle à l'avance. On ne pourra qu'appréhender dans la durée ce qui est en train de changer", explique-t-elle.

Elle cite l'exemple de la "courbe de Philips", qui décrit la relation inversée entre le chômage et les salaires, en l'occurrence distendue depuis le début de la crise : "L'inertie des comportements des salaires et des prix face à la montée du chômage est indiscutable. De nombreux économistes voient dans cette inertie un phénomène de retard d'ajustement. Je suis, pour ma part, tentée d'y voir les prémices d'un nouveau régime économique, à terme plus inflationniste. En 1969-1970, déjà, les courbes de Philips partaient dans le décor, deux ans avant le choc inflationniste. Je n'exclus pas que tel soit à nouveau le cas."

C'est donc en marchant que s'élaborera vraisemblablement le nouveau modèle économique, qui façonnera aussi les relations sociales. Mais ses prémices sont déjà présentes. "Depuis vingt-cinq ans, la priorité presque universelle a été la stabilité des prix et la lutte contre l'inflation. La crise a bouleversé l'ordre des choses. Le rôle des Etats, réduit à sa plus simple expression, revient au premier plan de la vie économique avec pour priorités la demande, la croissance structurelle, la gestion des dettes publiques engendrées par la crise et la régulation. Nous sommes à une charnière qui devrait aboutir à des changements structurels en profondeur", poursuit Mme Riches-Flores.

Elle juge aussi révélatrice la mise en cause de la stratégie économique allemande par la ministre de l'économie et des finances, Christine Lagarde : "L'Allemagne, perçue comme le modèle de la politique de l'offre, était il y a encore peu présentée comme l'exemple à suivre. On lui dit aujourd'hui : faites de la demande !"

Le poids accru des pays émergents - plus interventionnistes - joue aussi sur les conceptions économiques de la planète. "Le statut de la Chine s'est progressivement modifié au cours des années 2000, devenant au fur et à mesure de son essor, une source de demande plus que d'offre", observe Mme Riches-Flores. L'effet s'en est d'abord fait sentir sur les matières premières, mais s'étend progressivement aux biens de consommation. Les croyances d'hier ont montré leurs limites. Les nouvelles devront repenser un monde en mouvement.

 

Source LeMonde.fr

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