Ivan Levaï : " Chaque fois que je vois Dominique Strauss-Kahn, je ne peux m'empêcher de penser à Pierre Bérégovoy... "

Publié le par SD32

dsk-chronique-d-une-execution.jpgDans cette Chronique d’une exécution, Ivan Levaï, journaliste mais aussi Président de l’association Presse- Liberté, décrit le rôle "infamant" joué par la télévision et témoigne des dérives d’un système médiatico-judiciaire où le lynchage d’un homme de pouvoir précède le procès.  Ni avocat ni procureur , il s’efforce de dépasser le temps de l’émotion pour mieux souligner un nouvel échec de la justice des hommes.

Ironie de l’histoire, Ivan Levaï vient d’accorder une interview, sans concession mais d’une franchise redoutable, à L’Express, hebdomadaire tant décrié pour son manque d’objectivité et qualifié  de "tabloïd " par Dominique Strauss-Kahn.


Au fil des mots, Ivan Levaï prononce cette phrase terrible qui fait froid dans le dos " Dominique est toujours vivant mais, chaque fois que je le vois, je ne peux m'empêcher de penser à Pierre Bérégovoy... ". Elle résume, à elle seule un sentiment de profond désarroi et d'inquiétude qui entoure cette affaire. Au moment où se déroulent les primaires, qui auraient du voir Dominique Strauss-Kahn largement plébiscité, cette similitude avancée  entre les deux hommes par Ivan Levaï devrait conduire les politiques, la presse et une certaine opinion publique à défaut d'autocritique, à plus de retenue.

Philippe PUGNET

 

L'interview

 

L'Express : Comment fait-on pour ne pas tomber dans le piège du parti-pris, quand on sait vos liens de proximité étroits avec le couple DSK-Sinclair?

Ivan Levaï: Une longue pratique journalistique, vieille de 45 ans, suffit. Ce métier m'a principalement appris à me mettre à la place de l'autre. On sait que le lecteur ou l'auditeur vous lit ou vous écoute avec des passions et des positions diverses. Or dans cette affaire, je me suis mis d'emblée non seulement à la place de Dominique, cet homme emporté dans un toboggan infernal, mais également à la place de ceux qui suivaient chaque jour ce feuilleton. De la même manière, je me suis mis à la place d'Anne, qui a été ma compagne durant 15 ans. Et je n'ai pas eu plus de difficulté à me mettre, sans efforts, à la place de cette jeune femme africaine, qui s'est trouvée embringuée, pour mille et une raisons, dans une histoire qui la dépasse.

Vous faites le récit d'un emballement médiatique généralisé. C'est oublier l'emballement policier et judiciaire qui le précéda...

J'ai considéré que je n'étais pas suffisamment armé pour pouvoir juger des mécanismes d'une justice américaine complexe. J'aime l'Amérique, de manière irraisonnée, mais je déteste ses moeurs. Je déteste son puritanisme et j'ai, bien sûr, durement vécu la condamnation à mort de ce pauvre Troy Davis! Quelle société lamentable, faite d'inquisition et d'exécutions sommaires! Et que n'a-t-on fait subir à Bill Clinton en son temps! Evidemment, il y eut un coup de canif dans le contrat. Evidemment, il y eut Monica Lewinsky. Et alors? Je me suis retenu pour ne pas dire, dans le cadre de l'affaire DSK, que la police de ce grand pays s'était comportée de manière dégueulasse. Et que Dominique Strauss-Kahn avait été exécuté bien avant d'être jugé. Guillotiné oui, et guillotiné sèchement! Et nous tous, vous, moi, les médias, ont assisté au spectacle de sa mise à l'encan. Robert Badinter me racontait, il y a peu, que la dernière femme condamnée à mort en France, sous le régime de Pétain, avait été jugée pour avoir aidé une femme à avorter! Et ce dont il me parlait avec effroi ne date pas d'un siècle. C'est à se demander si nos sociétés ont vraiment progressé... Je n'en veux pas à la presse française, qui s'est abreuvée à la même source, c'est-à-dire aux informations délivrées par la police de Manhattan. En revanche, j'en veux terriblement aux chaînes de télévision de notre pays d'avoir diffusé les images d'un Dominique menotté et jeté en pâture tel un chien. Toutes ces images étaient à pleurer et à vomir. Car lorsque l'on vous a vu une seule fois ainsi entravé, vous êtes mort. Dominique est toujours vivant mais, chaque fois que je le vois, je ne peux m'empêcher de penser à Pierre Bérégovoy...

Et en quoi cette affaire est-elle révélatrice des travers de la presse française? 

Elle a magistralement démontré que ce métier était emporté dans une spirale où la vitesse prime : le politique va trop vite, le médiatique va trop vite, le judiciaire cherche tragiquement son rythme et le monde de la finance dicte le sien. Hubert Beuve-Méry, l'ancienne figure du Monde, disait: "Le journalisme, c'est le contact et la distance ". Qu'en reste t-il ? Toute la presse française fonce à tombeau ouvert sur le tapis roulant de l'information, sans nuances, ni recul. Pire que cela, la presse française, faute de moyens, s'abreuve à la même source, Internet. Et elle participe à ce que j'appelle le tribunal de l'opinion. Tout a basculé dans la vie de notre planète, le jour où l'on a fait pénétrer le sexe sale dans le bureau ovale de la Maison Blanche, quand le cigare de Bill Clinton est devenu un sujet et que les dernières digues ont sauté. C'est dingue. Et j'entends déjà les questions: "Mais, Ivan Levaï, savez-vous ce qui s'est passé dans cette fameuse suite du Sofitel ?" Ma réponse est oui ! "DSK vous l'a dit, Nassifatu Dialo vous l'a dit ?" Non, ils ne m'ont rien dit, ni l'un ni l'autre, mais j'imagine ce qui s'est passé dans cette suite, ayant eu tout le temps de bien examiner cette affaire, depuis. Et j'ai eu honte quand j'ai lu dans la presse française qu'il y avait sur la moquette de cette chambre du Sofitel des traces de sperme, avant que l'on découvre, dans le rapport du procureur, qu'elles n'émanaient pas toutes de Dominique Strauss-Kahn ! 

Nous vivons les derniers soubresauts d'une Cinquième République moribonde: On est sorti d'une période de dissimulation, qui a permis à François Mitterrand d'organiser sa vie privée comme il l'entendait, pour entrer dans une époque où tout doit être mis sur la table. Demain, les candidats à la magistrature suprême devront se soumettre, au nom d'une obligation de transparence implacable, au feu roulant des questions les plus déplacées, posées par une presse inquisitrice. Et c'est celui qui vient d'écrire un livre distancié sur une affaire qui touche le second mari de son ex femme, lequel est devenu un ami, qui vous parle. Le contact et la distance... Moi, je ne suis pas allé à TriBeCa... 

Pourquoi?

Je ne voulais pas les soumettre à mon regard. Mais je sais ce qu'ils ont vécu : Anne et Dominique lisaient la presse française et on les informait. C'est le rôle des communicants, et je suis journaliste. Si on m'avait posé la question, je lui aurais déconseillé cette prise de parole sur TF1. Mais je comprends aussi son désir farouche de clore ce chapitre. 

Comment l'avez-vous trouvé? 

Il a été taureau et il est entré bravement dans l'arène. Les aficionados n'ont pas applaudi et le torero, Chazal, s'est pris quelques coups de corne, au passage. Et si encore une fois, on m'avait demandé mon avis, ce que je ne recherchais pas, j'aurais dit: "On va chez Delahousse". Mais tout cela est bien secondaire. En revanche, je suis hors de moi quand on attaque Anne. Or il y a maintenant une certaine presse qui commence à écrire que, " C'est de sa faute ". C'est proprement scandaleux. Quel choix lui laisse-t-on entre le portrait d'une imbécile et celui d'une épouse abimée, déstabilisée, mais heureuse? Tout cela est ignominieux. Vous savez, j'en veux bien moins à ceux qui n'ont vu "que" Nassifatu Dialo et Tristane Banon, qu'à tous ceux qui se sont gobergés sur les pâtes aux truffes de DSK et sur la Porsche Panamera. Ce point d'exclamation sur le train de vie supposé de Dominique et ces sous-entendus insidieux sur l'origine de la fortune familiale d'Anne me mettent en rage. 

Comment avez-vous vécu la prise de distance avec DSK de certains de ses amis politiques au sein du PS, jusque parmi certains strauss-kahniens ?

Ils ont fait de la politique : soutien et compassion d'abord, distance ensuite. C'est la vie. La classe politique, comme les médias, a surfé en permanence sur l'état de l'opinion en ajustant souvent son discours en fonction des évènements: c'est une forme de clientélisme. Je pourrais les nommer sur les doigts d'une main ceux qui, à gauche, sont restés solides et fidèles: les autres, je les appelle les curés, mieux, les ayatollahs roses. 

Etes-vous de ceux qui pensent que l'affaire DSK, lors de son démarrage, a pu être orchestrée de Paris par des officines proches de l'Elysée? 

Non. Tout comme je pense que Dominique et son entourage se trompaient quand ils disaient qu'ils auraient à gérer trois sujets sensibles une fois la campagne engagée : l'argent, les femmes et la judaïté du candidat. Sur ce dernier point, c'est oublier Léon Blum ou Pierre-Mendes-France et chacun était convaincu que DSK, juif ou non, allait l'emporter. Quant aux deux premiers points, c'est tout aussi absurde, car j'ai toujours été convaincu qu'il existe, sur ces deux questions, entre la gauche et la droite, un Yalta non écrit : je te tiens, tu me tiens... 

Fallait-il que DSK qualifie L'Express de tabloïd sur le plateau de Claire Chazal ?

Que Dominique et Anne aient un compte à régler avec votre journal, c'est évident. Mais je pense que les politiques ont tort de s'en prendre de la sorte à la presse, dans un pays où le pluralisme doit être préservé. C'est nul. J'aurais préféré qu'il réserve ses flèches aux télévisions qui ont jeté en pâture les images dégradantes d'un DSK entravé. Ou à France Soir, dont j'ai encore en travers de la gorge ce titre infamant: Il s'en sort bien!

Publié dans Politique

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