La France , menacée de manquer d'électricité

Publié le par SD32

Cinq ans de gestion de Pierre Gadonneix à EDF:
 la France est menacée de manquer d'électricité
Il fallait une cérémonie des adieux. Pierre Gadonneix a donc convié jeudi midi l'ensemble des salariés du siège social, rue Wagram, pour marquer la fin de sa présidence à la tête d'EDF. Comme lors de l'assemblée générale de début novembre, le président de l'entreprise publique n'a pas manqué de dresser un bilan positif de son action.

Rarement un président n'avait modifié autant le visage d'une entreprise publique en si peu de temps, n'a-t-il pas hésité à faire valoir. En cinq ans, il a changé le statut d'EDF, a introduit l'entreprise publique en Bourse, l'a inscrite totalement dans le cadre légal européen, a mené une stratégie internationale offensive – au prix, malgré tout, d'un endettement multiplié par trois en deux ans et qui va dépasser les 50 milliards d'euros à la fin de l'année.

Mais qu'importe! A l'aune des critères institués par le capitalisme financier, référence si chère à Pierre Gadonneix, la réussite est incontestable. EDF est devenu un groupe international et parfaitement banalisé. Mais au regard de la mission qui incombe normalement à tout président d'entreprise publique, c'est-à-dire la préservation et le développement d'un patrimoine public qui lui a été confié au nom de la Nation, peut-on en dire autant? Chute dramatique de la production électrique, dérèglement total de la gestion du parc nucléaire, incapacité de répondre à la demande, et pour finir menace de coupures d'électricité sur l'ensemble de la France cet hiver: on peine à qualifier le bilan de Pierre Gadonneix autrement que de catastrophique, une faillite complète de la gestion industrielle.

Pour la première fois depuis 1982, la France a été importatrice nette d'électricité en octobre. Bien que le froid  n'ait pas été particulièrement sévère durant le mois, EDF a été dans l'incapacité de produire suffisamment pour satisfaire à la demande. Il a fallu importer 458 gigawattheures (GWH) d'électricité auprès des producteurs européens. En cause: la désorganisation du parc nucléaire français. Depuis la rentrée, les arrêts de centrales se sont accélérés. Il y a ceux qui sont programmés et les accidents comme Tricastin ou Flamanville. EDF a connu le nombre record de 19 centrales arrêtées sur un parc de 58 ces dernières semaines. Le groupe assure que la situation est en train de se normaliser. Il n'y aurait plus que 13 centrales arrêtées à ce jour, quand la norme est à cette saison entre trois et quatre.

Les tensions sont si grandes dans la gestion des réseaux électriques que RTE (Réseau de transport électrique) s'est senti dans l'obligation d'émettre un avertissement pour les mois à venir. A partir des déclarations prévisionnelles des producteurs en France – c'est-à-dire en premier lieu EDF qui fournit plus de 80% de l'électricité sur le territoire –, le gestionnaire de réseau estime que la France va être dans un état de dépendance inconnu jusqu'alors, par rapport aux autres pays européens. Le niveau d'importation estimé pourrait être, selon lui, de 4.000 MW entre novembre 2009 et janvier 2010.

Mais la situation risque de devenir critique si les températures baissent au-delà des normes saisonnières. La demande d'électricité en France est en effet devenue très sensible aux variations climatiques, en raison du développement au-delà du raisonnable du chauffage électrique: une baisse d'un degré se traduit par une demande supplémentaire de 2.100 MW (plus que deux tranches nucléaires). «Toute baisse supplémentaire de la disponibilité du parc de production français réduirait les marges prévisionnelles et augmenterait le risque de rupture d'approvisionnement en électricité en cas de vague de froid», prévient RTE. Au-delà de 9.000 MW d'électricité importée, le réseau atteint ses limites techniques, avertit le gestionnaire. En un mot, c'est la rupture, l'effondrement du réseau. RTE n'exclut pas, en cas de nécessité, de recourir à des mesures extrêmes comme des coupures. Il demande par avance à tous les consommateurs d'adopter des mesures d'économie afin de limiter la consommation.  

Un parc nucléaire négligé

 

Comment EDF, vanté pour son savoir-faire dans la gestion nucléaire, a-t-il pu en arriver là et acculer le pays à importer massivement et lui faire courir la menace d'un black-out? Mal à l'aise sur le sujet, la direction de l'entreprise publique met en avant comme explication les mouvements sociaux du printemps. Les grèves dans plusieurs centrales auraient totalement désorganisé le calendrier des arrêts et des rechargements des centrales. Ce n'est qu'à partir de septembre que les retards pris auraient commencé à être rattrapés. «Qu'on arrête de mettre en avant les grèves du printemps», réplique Georges Marion, porte-parole de fédération énergie CGT, qui n'était pas particulièrement en pointe dans le mouvement. «Cela fait des années que le taux de disponibilité des centrales ne cesse de baisser et il n'y a pas eu de grève tous les ans. Nous avons averti depuis plusieurs années que les investissements nécessaires à l'outil de production étaient insuffisants. Aujourd'hui, nous en payons le prix.»

Chargé de contrôler la sécurité et le bon fonctionnement du parc nucléaire, l'inspecteur général Pierre Wiroth semble partager l'analyse. Dans son rapport de 2008 celui-ci s'inquiétait de la baisse du taux de disponibilité des centrales depuis trois ans, passé de 82% à 77%, et qui risque de s'effondrer en 2009. «Cet indicateur est le révélateur de certains types de dysfonctionnement (...). Il conduit à se réinterroger sur des questions de fond, qui touchent à la durée de vie des centrales, à la maîtrise du vieillissement des matériels, à notre politique d'investissement passée, à notre projet industriel pour demain et aux moyens financiers à y associer», écrit-il alors avant d'ajouter incidemment: «Il convient de trouver un juste équilibre entre  l'engagement dans les projets à l'international et l'exploitation sûre des tranches en fonctionnement, qui reste la priorité d'EDF.» Tout était dit. Tout est resté lettre morte.


Pierre Gadonneix n'a pas été le seul à vivre sur la rente nucléaire, sans se soucier de sa gestion. Tous ses prédécesseurs, nommés par la grâce du politique, ont vécu avec ce mirage: la mécanique nucléaire semblait tourner toute seule. Pas besoin d'accorder de grands efforts d'investissements. A partir de 1996, EDF a régulièrement diminué ses dépenses de maintenance. Elles sont tombées à 3 milliards en 2005. Les cashs-flows abondants étaient utilisés ailleurs, permettant toutes les aventures et d'en cacher les dégâts. Mais sous sa présidence, la dérive s'est encore accentuée.

La direction d'EDF s'est arrogé le rôle d'un grand groupe moderne, international, ayant les mêmes pratiques que les autres. Elle a fait appel à moult consultants extérieurs pour savoir comment gérer, réorganiser son parc nucléaire. Ces experts, eux, savaient bien comment diriger une centrale à la différence des salariés d'EDF, qui ne faisaient cela que depuis quarante ans et qui naturellement n'avaient aucun savoir en la matière. Tout est devenu procédures, démarches à respecter, paperasseries dans tous les sens. La direction a d'autant plus insisté sur le respect de ces démarches qu'elles sont indispensables pour faire appel à la sous-traitance. Désormais, 85% des tâches dans une centrale sont confiées à des sous-traitants. Un taux qui dépasse le raisonnable de l'avis des ingénieurs.

Une retraite dorée

 

Ce recours massif à la sous-traitance s'inscrit dans une politique plus générale d'économie, de rigueur. Il fallait présenter les meilleurs comptes possibles et satisfaire la Bourse. Une préoccupation qui ne diffère guère de celle qu'avait Pierre Gadonneix lorsqu'il était président de GDF, et qui l'avait conduit à changer tardivement les tuyaux en fonte grise.

Le temps de la gestion et des économies a donc été déclaré partout. La direction des achats a même pris le pas sur la direction technique dans les centrales. Depuis plusieurs années, c'est elle qui gère les dépenses, donne les autorisations d'approvisionnement. Résultat? Les liens avec les fournisseurs habituels ont été distendus. On a préféré acheter moins cher. Personne ne s'est assuré si les chaînes d'approvisionnement étaient maintenues, si demain certains matériels indispensables seraient toujours à disposition. Depuis plusieurs années, le problème des pièces détachées est devenu criant dans toutes les centrales. Tous se plaignent de la difficulté pour les obtenir et de leur mauvaise qualité, entraînant des ruptures et des arrêts beaucoup plus fréquents qu'auparavant. Un problème qui ne semblait pas poser trop de questions à la direction d'EDF. La situation finalement lui permettrait de garder des prix de gros élevés sur le marché de l'électricité français, donc de faire plus d'argent.


Ce n'est qu'en 2008 que Pierre Gadonneix a changé de pied. Il est vrai que les analystes boursiers ont commencé à cette date à l'interroger sur la dégradation des performances des centrales, jugées insatisfaisantes. Faisant miroiter aussi aux investisseurs les perspectives d'un allongement de la durée de vie du parc nucléaire, pour la porter au moins jusqu'à 60 ans, avec ce que cela suppose comme retombées financières, le président d'EDF avait aussi besoin de donner des gages à l'Autorité de sûreté nucléaire. Il a alors annoncé une relance massive des investissements. Neuf milliards d'euros d'investissement doivent être mis par an dans le renouvellement du parc nucléaire en 2009 et dans les années suivantes. Mais ces efforts devront être accompagnés par une hausse des tarifs pour tous les consommateurs, n'avait pas manqué alors d'insister le président d'EDF.

Cette dégradation continue de la sécurité, de l'organisation du travail et des conditions de vie dans les centrales a été le terreau des mouvements de grève du printemps. Au-delà de la question salariale, tous les salariés témoignaient de leurs craintes, de leur impossibilité d'assurer leur mission de sécurité dans des conditions favorables. «Je m'étonne de cette difficulté à établir des relations constructives qui existe en de trop nombreux endroits. On est facilement si proche de la rupture qu'on y arrive parfois», notait, dans un style lourd de sous-entendus, Pierre Wiroth, dès 2008.  

Pierre Gadonneix n'a jamais voulu entendre parler de ce malaise social. «Mais pour lui, c'est un sujet qui n'existe pas. Il ne s'est jamais occupé de social ni chez GDF, ni chez EDF», assure un cadre de la maison.  Il n'a pas en tout cas veillé à ce qui relève de sa mission de président: s'assurer du maintien des compétences et des savoir-faire, facteurs déterminants dans le nucléaire. D'ici à 2015, la moitié des salariés travaillant dans le nucléaire vont partir à la retraite. Ce n'est que ces derniers mois que le président d'EDF a commencé à évoquer la nécessité de s'assurer de leur remplacement. C'est bien tard. Il faut sept ans, par exemple, pour former un conducteur de centrale nucléaire.

A aucun moment, les administrateurs représentant l'Etat ou la tutelle publique ne se sont interrogés sur la façon dont était conduit EDF. Ils ont avalisé chaque année sans discussion ses budgets, ses projets, ses économies et sa politique d'expansion.

Il faudra des années sans doute et des milliards d'investissement pour rattraper le retard pris et retrouver une gestion optimale du parc nucléaire. Mais ce sera sans conséquence pour l'avenir de Pierre Gadonneix. La Patrie reconnaissante s'apprête à lui assurer le statut qu'il convient pour le remercier dignement de l'accomplissement de sa mission. Ces dernières semaines, tout en bouclant les dernières opérations du groupe à l'étranger, qui vont encore le plomber, il s'est beaucoup activé pour obtenir les facilités dues à un ancien président de la première entreprise publique française. Il a négocié âprement sa retraite et tous les petits à-côtés. Il aura bureau, secrétaire et chauffeur, payés, comme il se doit, par l'entreprise. Il a déjà commencé son déménagement au 151 du boulevard Haussmann, dans une des annexes du groupe.

Source Mediapart
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