La stratégie du pyromane par Gilles Finchelstein
Y a-t-il aujourd’hui une banalisation du Front National ? Oui. Le parti d’extrême droite ne compte certes qu’une petite poignée de conseillers généraux, mais il est le vainqueur incontestable des élections cantonales. Surtout, les dernières études d’intention de vote placent systématiquement Marine Le Pen à des niveaux de premier tour que n’avait jamais atteints son père – allant souvent jusqu’à éliminer Nicolas Sarkozy, voire le/la candidat(e) de la gauche, du second tour.
Quelle est la responsabilité du Président de la République dans ce processus ? Elle est majeure. Il faut à la fois en relever les signes et en comprendre les causes.
Sa responsabilité est triple :
- Elle est stratégique. Le refus de participer au front républicain réclamé par l’ensemble des partis de gauche aussi bien que par de nombreux membres de sa majorité brise une très ancienne tradition républicaine. Placer sur le même plan Parti socialiste et Front national, c’est reconnaître implicitement que le parti d’extrême droite est finalement une force politique comme les autres – un parti banal. En refusant de donner une consigne de vote, Nicolas Sarkozy banalise donc le Front national en tant que force politique.
- Elle est sémantique. Parler de « racailles » comme le fit Nicolas Sarkozy en 2007 ou de renvoyer les immigrés « dans des bateaux » comme l’a récemment proposé la députée UMP Chantal Brunel, c’est littéralement ôter les mots de la bouche de Le Pen. Déclarer, comme l’a fait il y a quelques jours le ministre de l’Intérieur, que « les Français veulent que la France restent la France », c’est paraphraser le slogan frontiste « la France aux Français ». En adoptant ainsi la rhétorique et les mots frontistes, Nicolas Sarkozy et sa majorité banalisent le Front national en tant qu’expression d’une soi-disant analyse politique.
- Elle est idéologique. Faire, alors qu’on est Président, le lien entre immigration et délinquance, ou bien se servir des institutions de la République pour instrumentaliser des débats sur l’identité nationale ou sur l’Islam, c’est banaliser le Front national en tant qu’offre politique – c’est littéralement faire rentrer cette offre dans le cadre de la République.
Mais la responsabilité de Nicolas Sarkozy dans le processus de banalisation du Front national a également des causes plus profondes, qui tiennent autant à son absence d’efficacité qu’à son incapacité à dégager un sens.
Nicolas Sarkozy n’a pas tenu les promesses qu’il avait faites aux Français. Il n’est pas le Président du pouvoir d’achat – il a préféré consentir des cadeaux fiscaux exorbitants aux Français qui étaient déjà les mieux lotis. Il n’est pas le garant d’une République irréprochable – le terme même fait aujourd’hui sourire douloureusement, tant la liste des manquements à la probité la plus élémentaire est longue. Il devrait être le Président de tous les Français ; il les dresse en réalité les uns contre les autres : les chômeurs contre les salariés, les salariés du privé contre les fonctionnaires, les policiers contre les juges, les Français d’origine étrangère contre les Français de naissance. Cette absence dramatique d’efficacité décrédibilise l’action politique tout entière aux yeux des électeurs – c’est elle qui donne corps à la stigmatisation par Le Pen du système « UMPS », pas le front républicain.
Surtout, Nicolas Sarkozy a totalement échoué à donner un sens à notre pays. Nul ne peut dire quel est le cap tenu par le Président de la République. Cette incertitude aggrave encore l’angoisse qui sourd dans le pays d’un avenir qui semble nous échapper.
Reste à comprendre ce qui est apparemment incompréhensible : pourquoi Nicolas Sarkozy adopte-t-il une stratégie qui conjugue aujourd’hui indignité et inefficacité ?
Sa campagne de 2007 était frappée du sceau de l’ambivalence : il glorifiait d’une part Blum, Jaurès et Guy Môquet et annonçait d’autre part la création d’un ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité Nationale – sa cible de l’époque était les milieux populaires. Nicolas Sarkozy est aujourd’hui sorti de cette ambivalence, parce que sa cible a changé : il vise les électeurs du Front national.
Il est ainsi passé d’une grille de lecture sociologique à une grille de lecture purement politique de la société. Il tente de changer le terrain de l’affrontement politique – du social, il se dirige vers le national. Son pari : arriver malgré tout devant Marine Le Pen au premier tour de la présidentielle et rendre naturel le report du second tour. Ce pari est risqué : il s’éloigne des préoccupations des Français, qui veulent beaucoup plus entendre parler d’emploi, de pouvoir d’achat ou de santé que de sécurité. Ce pari est dangereux : le risque, c’est de voir monter le Front national plus haut encore.
Il ne faut pas jouer avec une boîte d’allumettes. Surtout dans une pièce bourrée d’explosifs.
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