La zone euro piégée par ses incohérences
C'est l'histoire d'un drame annoncé. Les premiers chapitres en étaient pourtant prometteurs. Ils sont consignés dans le traité de Maastricht, dans un style un peu technique, mais certains passages sont riches d'un avenir radieux. Il y est raconté que les pays souhaitant vivre la grande aventure de la monnaie unique doivent s'engager sur la voie d'une « étroite coordination des politiques économiques ». Ils devront éviter les déficits excessifs, supérieurs à 3 % du PIB, et limiter leur endettement à 60 % du PIB.
Ainsi corsetées, les politiques économiques, restées, à la différence de la politique monétaire, aux mains des gouvernements, doivent tout naturellement s'inscrire dans un cercle vertueux qui se joue de la conjoncture. Lorsque l'activité ralentit, les gouvernements lâchent du lest, soutenant l'activité par des mesures budgétaires, et quand la croissance est de retour, les finances publiques reprennent leur équilibre initial.
Des mesures de surveillance agrémentent le traité : un arsenal léger mais à plusieurs détentes, surveillance d'abord, avertissement ensuite et sanctions enfin, vise à ramener les brebis égarées sur le droit chemin. Pour parfaire ce système mi-vertueux-mi-pervers, un double cordon sanitaire est instauré. La fameuse clause de « no bail-out » des traités (article 125 du traité de Lisbonne) interdit à l'Union européenne -et d'ailleurs à tout Etat membre -de se porter au secours d'un partenaire qui serait en difficulté financière.
Quant à la BCE que le gouvernement allemand n'a jamais cessé de maintenir sous une tutelle jalouse, elle n'a pas le droit de racheter des instruments de la dette d'un Etat membre. Ces barrières de sécurité constituent l'ultime verrou du système prévu par le traité. Pourquoi cette défiance ? Pour empêcher qu'un ou plusieurs pays indisciplinés, protégés de toute attaque de leur monnaie par la protection bienveillante de l'euro, ne soient tentés de laisser dériver leurs finances publiques et leur dette jusqu'à porter préjudice aux plus « vertueux » du groupe. L'Allemagne obtenait ainsi la garantie qu'il n'y aurait pas de « passager clandestin » à bord de l'Eurogroupe.
Las ! La belle construction européenne est aujourd'hui lézardée : la zone euro se retrouve exactement dans la situation que les traités souhaitaient éviter. Un pays, la Grèce, est attaqué par les investisseurs parce qu'il s'est comporté pendant des années en passager clandestin sans que quiconque s'en émeuve.
En réalité, c'est tout le système de surveillance institué par le traité de Maastricht puis par le Pacte de stabilité qui a fait défaut. La Commission européenne, gardienne des traités, n'a disposé ni des moyens politiques ni de la volonté de faire régner l'ordre économique et budgétaire. Le cas de la Grèce est emblématique. Depuis son entrée dans l'euro, Athènes est soupçonné, plus ou moins publiquement, de mener une gestion plus qu'approximative de ses finances publiques. Mais aucune obligation ne lui a été faite d'afficher la transparence de ses comptes. L'euro a joué vaillamment son rôle de cache-misère. Jusqu'au jour où, à l'occasion d'un changement de majorité politique, le gouvernement a dû afficher un déficit public passant de 6 % à 12,7 %, déclenchant l'affolement légitime des marchés.
Durant les années 2000, l'Espagne et l'Irlande, grisées par la faiblesse des taux d'intérêt dans la zone euro, ont laissé gonfler, quasiment sans contrôle, des bulles immobilières et financières. Les timides avertissements de Bruxelles n'ont pas été suivis d'effets.
L'inégalité du rapport de force entre les Etats et la Commission était apparue clairement en 2003, lorsque l'Allemagne et la France, sous le coup de procédures pour déficit excessif, avaient organisé un véritable putsch pour suspendre les sanctions projetées. La Cour de justice de l'Union a ensuite donné raison… aux Etats contre la Commission. La France n'a jamais été un modèle de rigueur budgétaire : entre 1993, date de l'entrée en vigueur de Maastricht, et aujourd'hui, elle n'a affiché que sept fois seulement un déficit inférieur à la barre des 3 %.
Aujourd'hui, alors qu'une crise financière sans précédent a révélé ses faiblesses et une négligence coupable des Etats et des institutions européennes, le piège se referme sur la zone euro. L'Union est au pied du mur, dénuée des moyens juridiques de secourir ses pays membres. La logique voudrait que si le risque de défaut de la Grèce se confirme, elle recoure au FMI dont c'est le rôle de soutenir financièrement les Etats défaillants. Mais plusieurs dirigeants et le président de la BCE, Jean-Claude Trichet, ont refusé la main tendue par Dominique Strauss-Kahn. Le recours au FMI serait considéré comme la sanction d'un échec, une humiliation pour l'Europe. Orgueil mal placé ou sentiment de responsabilité vis-à-vis de la zone euro, la solidarité européenne semble devoir l'emporter. Au-delà de la forme que ce soutien prendra -la volonté politique l'emporte toujours sur la lettre des traités -les Vingt-Sept ont compris qu'à l'avenir l'appartenance à une zone monétaire commune suppose une véritable discipline économique et budgétaire. Et pas un simulacre de coordination qui a fini par se retourner contre eux tous.
Source Les Echos