Laurent Fabius : "Le malaise des élus locaux est l'expression d'une lame de fond"

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La gauche a engagé l'épreuve de force sur la réforme des collectivités locales et la suppression de la taxe professionnelle. Ne craignez-vous pas d'être relégué dans le camp des conservateurs opposés au changement ?
S'opposer à des lois de régression mais proposer une réforme alternative, ce n'est certainement pas un signe de conservatisme. Les textes du gouvernement constituent une triple régression. Financière, avec l'assèchement des ressources locales et la hausse programmée des impôts des ménages. Territoriale, avec la dégradation des services publics locaux. Et démocratique, avec un charcutage des cantons greffé sur un mode d'élection taillé sur mesure pour l'UMP.
Le malaise des élus locaux ressenti lors du congrès des maires n'est ni un prurit ni une anecdote, c'est l'expression d'une lame de fond. De gauche ou de droite, ils ne croient plus à la parole du gouvernement et ils sont inquiets pour ce pilier de l'identité française que sont nos collectivités locales. En outre, beaucoup ont été choqués de voir le président de la République prendre prétexte d'un déplacement à l'étranger pour éviter de rencontrer les maires de France, dans une période où il était bien présent à Paris pour assister à un match de football. Les attaques injustes portées vendredi contre les élus socialistes lors de la séance de rattrapage à l'Elysée ne changent rien à ces faits.
François Fillon a pourtant assuré que les communes ne seraient pas lésées par la suppression de la taxe professionnelle.
C'est inexact. Et il n'y a pas que les communes qui seront touchées. Je le vois comme président de la communauté d'agglomération de Rouen. Cette décision nécessitera de trouver nationalement près de 12 milliards d'euros en 2010 et près de 6 milliards par an en régime de croisière.
Peut-on imaginer des propositions portées par la gauche et la droite réunies ?
Je le souhaite. Quelques principes de sagesse pourraient rassembler : en particulier, clarifier les compétences avant de définir les ressources des collectivités, donc inverser le calendrier de la réforme. Quant à la taxe professionnelle, remplaçons-la par une imposition sur la valeur ajoutée de l'ensemble des entreprises et prenons en compte les revenus pour le calcul de la taxe d'habitation. Les régressions que le gouvernement nous propose relèvent d'une volonté de recentralisation du pouvoir et de la défausse financière sur autrui.
Pierre Mauroy et André Vallini avaient participé à la commission Balladur, qui a préparé la réforme des collectivités. Ont-ils eu raison ?
Pierre Mauroy a manifesté son désaccord avec plusieurs des conclusions de la commission Balladur, en termes nets, dans les colonnes de votre journal.
Est-ce inconcevable de demander à un ancien premier ministre de participer à une telle commission ?
C'est parfaitement concevable. Mais la plupart des sujets évoqués dans ce genre de commission pourraient et devraient être traités au Parlement. La mission doit être claire afin d'éviter les grosses ficelles de la récupération. J'avoue que certaines distributions figurant dans des génériques récents m'ont fait sourire. Comme s'il existait une appétence ou une nostalgie pour les ors ministériels...
Avez-vous déjà été sollicité ? Non. Je dois faire partie des cas particuliers. Mais je n'en tire aucune gloire et je ne lance aucun appel !
Quel jugement portez-vous sur la procédure et les conclusions de la commission du grand emprunt ? Mieux vaudrait l'appeler le petit emprunt, ajouté au grand endettement. Au départ, c'était une opération - une de plus - de communication. Elle a fait plouf. Cela montre, a contrario, que notre stock d'endettement est calamiteux et que le budget de l'Etat, qui devrait financer l'avenir, ne le fait guère. Cela dit, MM. Juppé, Rocard et leurs équipiers sont des personnalités intelligentes : on ne le découvre pas.
Vous avez qualifié le futur conseiller territorial, qui remplacera les conseillers généraux et régionaux, de "monstre à deux têtes" élu par un "scrutin UMP". Qu'entendez-vous par là ?
Le Conseil d'Etat a considéré que le système proposé par M. Sarkozy était contraire à "l'intelligibilité nécessaire à la sincérité des opérations électorales". En termes moins choisis, cela veut dire manipulation et carambouilles. J'aimerais que le gouvernement dise s'il tient compte ou non de ces observations aussi sévères qu'impartiales.
Le fond de l'affaire, c'est que M. Sarkozy ne supporte pas les contre-pouvoirs. L'objectif consiste à avantager l'UMP en faisant élire à un tour des conseillers possiblement minoritaires. Choisir ce scrutin, ce serait aussi tuer la parité dans les régions. Si l'on veut changer le mode de scrutin départemental, qu'on applique le modèle incontesté des municipales et des régionales : un scrutin proportionnel assorti d'une prime majoritaire.
La situation politique est paradoxale, avec un président de la République au plus bas et un Parti socialiste en grande difficulté...
M. Sarkozy a beaucoup perdu. Le voile se déchire. Et puis, il y a aussi le style : bling-bling et mépris ne font guère recette. Surtout, il y a ce dénominateur commun : l'injustice. La France a la passion de l'égalité, M. Sarkozy l'apprécie peu. Le moment venu, il peut parfaitement être battu, mais cela ne suffit pas : il faut que l'alternative soit crédible, positive, et qu'elle contribue à sortir la France des difficultés lourdes que ce quinquennat aura plutôt aggravées. Il ne s'agit donc pas seulement de gagner en 2012, il faudra réussir après.
Il y a un an, Martine Aubry était élue première secrétaire. Quel est son premier bilan ?
Sans tapage, Martine Aubry a réappris à la plupart des dirigeants socialistes à travailler et à travailler ensemble. Ce n'est pas rien. Ce qui vient obscurcir le paysage, c'est bien sûr la somme des travaux qui reste à accomplir et surtout certaines spectaculaires disputes individuelles qui, face aux problèmes des Français, sont dérisoires. Je mesure combien la tâche est difficile. Raison de plus pour l'aider.
Comment abordez-vous les élections régionales, marquées par un éclatement de la gauche au premier tour ?
Je redoute que la dissémination n'engendre des oppositions excessives qui se révéleront délétères lorsqu'on devra se retrouver au deuxième tour. Ce que nos concitoyens attendent, ce ne sont pas des promesses-paillettes ou des projets pharaoniques. C'est la certitude que, à travers notre action dans les collectivités, nous continuerons à les défendre au quotidien et à construire le futur. M. Sarkozy trop souvent démolit et divise. Nous, nous devons construire et réunir.
Au PS, le jeu semble très ouvert pour 2012. Avez-vous toujours en tête l'idée de concourir ?
Aujourd'hui, je ne serais pas en situation. Mais que se passera-t-il dans deux ans et demi ? Personne ne le sait. L'opinion sera-t-elle toujours sensible à une politique de coups de menton ? Aura-t-elle davantage conscience qu'il faut un projet et des dirigeants plus cohérents et plus sérieux ? Et qu'il n'existe pas d'avancées durables sans justice ? Travaillons sur le fond, vous aurez la réponse à temps.
Source LeMonde.fr