"Martine Aubry et Dominique Strauss-Kahn sont sur la même ligne"
Depuis quelques semaines, cet agrégé de philosophie, député européen et ancien porte-parole de Ségolène Royal en 2007, est de retour sur la scène politique.
Chargé par Martine Aubry, début janvier, de travailler sur la "philosophie" du projet socialiste pour 2012, il vient de publier Eloge du politique. Une introduction au XXIe siècle .
Dominique Strauss-Kahn multiplie les signaux laissant entendre qu'il sera candidat en 2012. Le souhaitez-vous ?
Je pense - et l'émission de Nicolas Sarkozy, le 10 février, en était une triste illustration - que nous vivons depuis cinq ans un temps d'abaissement national. La question majeure qui se posera en 2012 est simple : veut-on poursuivre sur cette pente de l'abaissement, continuer à jouer sur l'émotion, la confusion des valeurs, les mensonges et la violence, ou bien fait-on le choix du redressement national ? Faire ce second choix, c'est se mettre en capacité de répondre à la crise de l'avenir qui ronge notre pays et nourrit le pessimisme, et proposer une puissante refondation de notre identité républicaine.
Dans cette perspective, la candidature de Dominique Strauss-Kahn peut être très utile au pays. Sans croire à l'homme providentiel, je ne pense pas qu'il soit le moins crédible pour conduire quelques-uns des grands chantiers auxquels nous devrons nous consacrer : faire une grande révolution fiscale, réorienter la construction européenne à partir d'une relance du couple franco-allemand, retrouver de la croissance en relançant la consommation et l'investissement, conduire une réforme profonde de notre école et de nos universités, introduire des règles dans la mondialisation, accorder une vraie priorité à la jeunesse. Je regrette que certains ne pensent qu'à attaquer l'espérance qu'il incarne pour beaucoup de nos compatriotes.
Se pose toutefois la question de sa capacité à rassembler la gauche. Pour cela, Martine Aubry n'est-elle pas mieux placée ?
Il faut en finir avec cette idée qui voudrait qu'il y ait des divergences de fond entre Martine Aubry et Dominique Strauss-Kahn. Certes, leurs personnalités sont différentes, et leurs responsabilités aussi. Mais ils ont toujours suivi la même ligne politique. Je les ai connus en 1994, quand ils voulaient être les "rénovateurs" du Parti socialiste. Je les ai ensuite vus, en 1997, être ensemble les deux piliers du gouvernement de Lionel Jospin.
Situer Dominique Strauss-Kahn à la droite du PS, c'est une curiosité pour ceux qui en connaissent l'histoire : je me souviens de l'avoir connu, à l'intérieur de la famille jospiniste où nous étions ensemble, avec Henri Emmanuelli, contre la politique du franc fort de Pierre Bérégovoy. Par la suite, qu'il ait voulu incarner un socialisme moderne, oui ! Mais Martine Aubry, que je sache, a toujours été, elle aussi, sur ces positions-là.
Aujourd'hui, il semble être le mieux à même de rassembler largement la gauche au premier tour et au-delà au second. Quant au risque de non-report des électeurs de Jean-Luc Mélenchon et des communistes, je n'y crois pas : ils ont gouverné avec nous, ils sont avec nous dans les mairies, les départements et les régions, et ils ne disent pas, à ma connaissance, qu'ils ne veulent pas battre Sarkozy et gouverner avec nous demain.
Dans quelles conditions la primaire socialiste doit-elle s'organiser ?
Donner le choix aux sympathisants de gauche de pouvoir choisir leur candidat, c'est un progrès de la démocratie. Pourquoi brûler aujourd'hui ce que nous avons voulu hier ? Reste le point fondamental : la primaire ne doit pas être un concours d'ego mais une bataille d'idées. Dès lors, je ne pense pas que Martine Aubry et Dominique Strauss-Kahn doivent s'y affronter. Quant aux autres candidats, il n'est pas question de les empêcher de concourir, mais ils doivent le faire à une condition : que leurs projets soient clairement différents de celui que nous construisons collectivement autour de Martine Aubry. Sinon, leur démarche n'aura pas de sens, et cela se verra. Car c'est une certitude : sans projet clair et fort, et sans rassemblement, la victoire est impossible.
C'est à ce projet que vous travaillez. Quels en sont les grands principes ?
Premièrement, il faut dire la vérité aux Français. Depuis dix ans, la France décroche sur la croissance, les investissements, la formation, la justice, son rôle dans le monde. Il va donc falloir conduire de grandes réformes et faire de grands efforts dans la durée et avec justice. Ensuite, il doit y avoir un rapport entre ce que nous disons et ce que nous pouvons faire. Cela suppose de mettre fin à ce qui fut la malédiction de la gauche française, et qui l'a toujours empêchée de gouverner durablement : l'écart entre les "discours de tréteaux", comme disait Jean Jaurès, et les "pratiques opportunistes", comme les appelait Maurice Merleau-Ponty. Etre moins lyriques et abstraits dans les discours mais être plus conséquents et radicaux dans les réformes : voilà le seul moyen de lutter contre le désaveu sans précédent qui touche les responsables politiques et de remettre le pays en mouvement.
Cela suffit-il à nourrir un projet ?
Non, mais c'est un préalable essentiel. Car il y a un lien entre l'irrationalité de Nicolas Sarkozy, privilégiant l'émotion plutôt que la raison et jouant sur les peurs, l'inefficacité malheureuse de son action sur le plan de l'économie et de la sécurité, et l'accroissement sans précédent des inégalités.
Une fois cela posé, il faut se demander ce dont la France a besoin. L'idée centrale est qu'il faut en finir avec la crise de l'avenir. Là-dessus, tous nos candidats peuvent se retrouver : François Hollande avec le travail qu'il fait sur la jeunesse, première sacrifiée avec un taux de chômage de près de 25 % et une précarité qui s'accroît ; Ségolène Royal avec sa sensibilité à la question du développement durable ; Dominique Strauss-Kahn avec ses idées sur la croissance et l'innovation ; Martine Aubry avec sa volonté de faire de l'éducation une priorité, Laurent Fabius avec son ambition de proposer un pacte productif et de nouvelles règles dans un monde multipolaire, Henri Emmanuelli avec sa juste obstination à vouloir équilibrer le partage entre le travail et le capital...
Selon une enquête du Cevipof, plus d'un Français sur deux ne fait confiance ni à la droite ni à la gauche pour gouverner. Que faire face à cette défiance ?
L'enjeu est de réinscrire l'action politique à la fois dans la vérité et dans la durée. Faire croire que tout est possible tout de suite est irréaliste et mensonger. Il est tout aussi déplorable de changer de politique tous les six mois. Jeudi, Nicolas Sarkozy a proposé de recréer des contrats aidés : il en a supprimé 120 000 ! Cela rappelle ses propos injurieux sur la police de proximité, qu'il a démantelée avant de se rendre compte qu'il fallait la remettre dans les quartiers. Il faut donc afficher ses priorités, distinguer ce qui peut se faire tout de suite et ce qui supposera du temps, et agir ensuite avec constance.
Si nous arrivons au pouvoir, il faudra d'abord créer un choc de confiance, en agissant sur la croissance et l'emploi, prioritairement en direction des jeunes et des seniors, qui sont aujourd'hui les plus frappés par le chômage. Ensuite, il faudra engager des réformes profondes et structurelles, qui ne peuvent se faire en un jour et supposent méthode et persévérance.
Je pense à la réforme de la chaîne pénale, qui est une bonne partie de la réponse à l'insécurité. A celle de l'éducation nationale, qui doit toucher aussi bien le métier d'enseignant que le temps et les programmes scolaires. Ou à la celle de la fiscalité, qui doit viser une répartition plus juste de l'impôt, dans un pays où la redistribution se fait à l'envers. Mettre un terme à la préférence française pour les inégalités, redonner du crédit et de la cohérence à l'action politique et investir dans l'avenir, c'est une seule et même démarche.
Vous évoquez la nécessité de "refonder l'identité républicaine". Qu'entendez-vous par là ?
Nicolas Sarkozy est responsable d'une crise très profonde de l'esprit public. Quand il dit que la justice doit être rendue du point de vue des victimes, c'est très grave, cela n'a plus rien à voir avec ce qu'est la justice dans l'ordre démocratique. Une telle conception des choses, où l'on est à la fois juge et partie, où les affects priment, cela ne s'appelle pas la justice, mais la vengeance. De même lorsqu'il laisse entendre que l'on fait beaucoup pour les quartiers en difficulté, alors que près de 50 % des mineurs y vivent sous le seuil de pauvreté et que tous les indicateurs (emploi, santé, éducation, sécurité) sont au rouge.
Refonder l'identité républicaine, c'est aussi relégitimer les autorités qui font qu'une société tient debout. "Je vais restaurer l'autorité", avait dit Sarkozy. Mais qu'a-t-il fait, en vérité ? Il s'est attaqué à toutes les autorités : celle des politiques, et même celle de sa propre fonction ; celle des journalistes, en renforçant le lien qui unit les médias au pouvoir et donc en jetant un doute sur leur indépendance ; celle des préfets et des juges ; celle des professeurs et de la culture avec ses propos goguenards et méprisants sur La Princesse de Clèves ou sa petite phrase sur "l'instituteur (qui) ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur". Une phrase qui est une atteinte à la laïcité.
Bref, il faut rappeler que la république démocratique n'est pas seulement un ensemble de procédures, mais qu'elle est aussi portée par des valeurs et un esprit public. Ce sont ces valeurs de rationalité, de respect et de justice qu'il faut restaurer, y compris par l'exemplarité des comportements et des propos. Au moment où nous voyons en Tunisie et en Egypte des peuples reprendre leur destin en main et s'arracher courageusement à la fatalité, ne restons pas les bras croisés à regarder passer l'histoire.
Source : Propos recueillis par Sophie Landrin et Thomas Wieder pour Le Monde.fr